05/07/2013

TEXTE DE DOMINIQUE HASSELMANN, Y COMPRIS INVISIBLE (2/2), VASES COMMUNICANTS - JUILLET 2013


Vendredi 5 juillet, premier vendredi du mois : il s’agit d’échanger, d’accueillir et d’être hébergé en retour, de laisser un instant le refuge scriptural communiquer avec un autre espace.
Un projet où s’entrecroisent les mots, à l’initiative du Tiers Livre (François Bon) et de Scriptopolis (Jérôme Denis) qui reprend le titre programme d’André Breton, Vases communicants.
L’idée est simple et définie là : « le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. »

La liste complète de l'ensemble des participants, dressée par Brigitte Célérierest à retrouver ici : http://rendezvousdesvases.blogspot.fr 


Ce mois-ci je suis très heureuse d'échanger avec Dominique Hasselmann, auteur du blog Le Tourne-à-gauche qui fait suite  au Chasse-clou puis à L’Irréductible. Il m'accueille sur son blog ICI et je lui laisse dire l'invisible sur le mien. Voici le thème moteur de ce vase communicant qui a donné lieu à un échange d'images personnelles puis de textes à partir de ces deux photographies. Collectionnant pour ma part des clichés qui ne sont qu'exceptionnellement de moi sur ce blog, je le remercie de m'avoir encouragée à sortir mon appareil pour tenter de capturer l'insaisissable. 


J’avais mis les mains sur mes paupières, comme pour leur apporter une autre protection. Les lumières intérieures clignotaient (papillons de jour), des myriades de traits, de pointillés, de courbes, de routes en lacets de montagne se bousculaient dans ma tête.

Pourtant, je vivais dans ce royaume – une sorte d’équivalent de celui du Douanier Rousseau – et quand j’ouvrais mes doigts pour regarder entre eux, j’apercevais alors la luxuriance, l’exubérance, la floraison à foison, la nature déchaînée, le paradis retrouvé, un monde en soi(e), un univers de couleurs, de sons, de cris d’animaux.

Cette forêt était devenue autre : non pas qu’elle bougeât comme dans une idée shakespearienne, mais elle semblait implantée là, depuis un temps immémorial, sans qu’aucune racine n’affleure ici ou là, sans que l’on sache d’où elle venait ni où elle allait, vaisseau fantôme déposé sur la grève verticale, barque ou arche sans doute perdue corps et biens et qui s’était transformée ou refabriquée en chênes, frênes, bouleaux mais tous recouverts de mousses, lichens et fougères.

La dissimulation de leurs corps de bois semblait étrange : la nature ne serait donc plus vraiment naturelle, mais un masque détournant l’origine de la structure, une nouvelle peau déguisant l’ossature originelle ? L’ensevelissement de la réalité s’étalait à perte de vue (l’horizon était bouché par le vert omniprésent dans toutes ses déclinaisons, du sombre au clair, du violent au fragile, de l’aveuglant à l’apaisant), le concert animalier – aras, oiseaux baroques, singes hurleurs… – orchestrait le tableau et lui donnait son relief sonore et aigu.

J’avais réussi à me construire une cabane en haut d’un de ces arbres, j’y grimpais le soir par une échelle de bambou. De là-haut, je dominais la situation même si mon regard ne pouvait percer bien loin l’immense canopée. J’étais cependant à l’abri des bêtes sauvages, des fourmis rouges et des serpents venimeux. De temps en temps quelques bêtes sauvages (des sangliers ?) faisaient entendre leur galop étourdi dans les environs.

A l’époque où je m’apprêtais à me retirer de la civilisation, j’avais pris une photo de l’endroit où je comptais m’installer : une fois développée dans la ville lointaine (les appareils numériques n’existaient pas encore), je l’avais conservée dans mon portefeuille, elle me servait de repère (le GPS n’avait pas encore été commercialisé) au milieu de l’océan vert, ce « vieil océan » de feuilles couvertes de rosée le matin et inclinées vers la terre le soir, pour retrouver l’endroit que j’avais choisi – car il ressemblait à tous les autres – et la demeure de fortune que j’avais construite, basée sur un équilibre assez instable.

La poche de ma veste intérieure dite « de brousse » gardait ce cliché que je trouvais toujours énigmatique : la silhouette d’un être humain semblait en effet s’y dissimuler et je me demandais chaque jour s’il allait enfin exposer sa présence. Par précaution, je portais toujours avec moi, lors du moindre de mes déplacements, un fusil de chasse approvisionné avec deux cartouches pour le gros gibier.

La solitude devait être défendue à tout prix.

Texte : Dominique Hasselmann
Photographie : Anne-Charlotte Chéron

10 commentaires :

  1. Habitués désormais à l'aventure urbaine, à ne pas savoir se passer de tous les trucs indispensables de la normalité, nous sommes attirés par l'"océan vert", le contraire absolu de tout ce qu'on touche (ou pour mieux dire qu’on frôle virtuellement) au quotidien. Celle-ci pourrait être une interprétation de cette belle découverte de la solitude menaçante de la nature; de l'esprit de Robinson Crusoe, finalement impatient de rencontrer un être humain au milieu de la forêt infinie. Mais, il y a aussi un autre thème, à découvrir à partir de la dialectique entre la forêt - ou D.H. se prépare à habiter, peut-être par « nécessité cyclique » - et le non-lieu, au-dessous d'une autoroute ou d'un périphérique, où traîne assez contrariée Anne-Charlotte Chéron. Très beau !

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    1. @ le portraitinconscient.com : qui l'eût cru (Zoë) ?

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    2. Et je confirme pour l'avoir expérimenté durant une dizaine de jours, il n'est pas facile de vivre sa vie façon Robinson Crusoé... J'étais quelque peu paniquée de ne pouvoir suivre les interactions ou lire les différents échanges de ces vases communicants. Des psychologues appellent ce phénomène FOMO (Fear Of Missing Out) ou la peur de passer à côté d'un évènement alors qu'on est déconnecté.

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  2. Lieu incertain, improbable où les ennemis même visibles sont inconnus, des sangliers peut-être pire encore des humanoïdes! Que la photo ne sert pas à retrouver, semblable à tout autre. Texte de l'improbable.

    Zéo Zigzags

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  3. Deux cartouches seulement ? À réserver aux couche-tard.

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  4. Dominique - Et toi, Zéo, l'eusses-tu cru [chapeau pointu]? L'étoile dorée en haut à gauche dans mon cahier puisque j'ai défoncé une porte ouverte sans l'endommager. :) :) :)

    Zéo

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  5. Quel royaume étrange, celui où le narrateur s'est glissé et dont il ne sortira probablement pas vivant, même si c'est un "décor"...

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    1. Jusqu'à présent, je m'en suis toujours sortie vivante mais qui sait en effet...

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